Les violences subtiles

« Comment reconnaître les violences subtiles et les distinguer des formes de la violence physique ou psychologique déjà longuement décrites?

Dans toutes nos relations, certains signes devraient nous alerter sur ce qui est à l’œuvre de manière invisible. Soudainement, nous ne nous sentons pas bien, nous sommes mal à l’aise sans savoir exactement pourquoi. Consciemment ou non, nous percevons une violence subtile qui se manifeste par des gestes, des attitudes ou des propos qui visent à contrôler, déstabiliser, culpabiliser, humilier. Cette violence peut prendre des formes d’expression aussi diverses que l’humour, l’arrogance, la séduction, les jugements, la désapprobation, la critique. Les violences subtiles utilisent des moyens d’expression de la vie quotidienne, qui peuvent paraître anodins, et elles utilisent les modes d’expression de la vie courante, ce qui en rend le décryptage malaisé.

Cette violence subtile peut également être tournée contre soi-même. Sans raison apparente, on a peur, on se force à faire des choses qu’on n’a pas envie de faire, on vit des moments où l’on n’a plus confiance en soi, où l’on pense qu’on n’a pas de valeur, qu’on n’a aucune chance de réaliser un projet pourtant accessible rationnellement. On éprouve de l’angoisse, de l’agitation, alors qu’apparemment il n’y a aucune raison d’être angoissé ou agité. On n’arrive pas à prendre sa place, à exprimer ses besoins.

 En analysant toutes ces réactions, on s’aperçoit qu’elles correspondent à deux stratégies opposées mais complémentaires. La première consiste à prendre l’ascendant sur autrui, créer un rapport de domination  par l’intimidation, l’humiliation, les menaces, l’indifférence, la culpabilisation. La seconde se manifeste par la diminution de sa propre puissance en laissant l’ascendant à autrui avec l’espoir qu’il ne va plus essayer de nous faire du mal. Rassurer l’autre ou le conforter dans sa force plutôt que de le menacer nous confère également un pouvoir qui s’exerce en séduisant, en étant exagérément gentil, en s’occupant des autres, en tombant malade ou en renonçant à soi et en s’effaçant.

Tous ces sentiments et impressions sont rarement conscients. Nous y sommes habitués, ils font partie de nous depuis presque toujours, et nous donnent une sensation de déjà-vu ou de déjà-ressenti. Nous ne les percevons pas comme étant de la violence ou du moins nous ne parvenons pas à définir exactement ce qui se passe.

Cette accoutumance constitue une sorte de cuirasse qui nous protège en nous immunisant et nous empêche de ressentir la violence qui est à l’œuvre. Elle nous empêche également de percevoir ce que nous faisons aux autres ou à nous-même. Cet éloignement de soi protège de la souffrance mais tient à distance en même temps de soi-même et des autres. » (…)

« Dans un monde en crise où les relations humaines sont sans cesse mises à l’épreuve et constituent autant de défis, ce sont ces insatisfactions et ces malaises provoqués par les violences subtiles qui nous empêchent de vivre pleinement une vie passionnée, de miser au plus haut de notre potentiel et coopérer avec les autres que ce soit dans notre couple, dans notre famille, notre vie professionnelle et sociale.

Cette « folie ordinaire », présente en nous tous et dans nos relations, nous offre une image de nous-mêmes souvent dévalorisée, une image des autres déformée par le ressentiment et parfois la haine, quand ceux-ci ne répondent pas complètement à nos besoins. Elle nous conduit à répondre à leurs attentes en négligeant nos propres désirs, à nous forger des devoirs imaginaires, génère la peur de ne pas pouvoir trouver un sens à notre vie, la tentation de nous venger des blessures subies en nous créant des ennemis imaginaires qui peuvent alors devenir des ennemis réels.

L’ennemi intérieur devient l’ennemi extérieur et redonne un équilibre, bien que pathologique. A force de vouloir refuser la violence en soi, nous risquons de créer des monstres à l’extérieur de nous-même comme le décrit, entre autres, Mélanie Klein (1937). « (…) notre haine la plus violente est dirigée contre la haine à l’intérieur de nous. Cette haine en nous, nous la craignons tellement que nous sommes poussés à utiliser en la déplaçant sur d’autres personnes, un de nos mécanismes de défense les plus violents : la projection ».

Ces violences subtiles si néfastes à notre vie relationnelle se manifestent également dans la vie sociale et peuvent culminer dans les moments de crises collectives sous forme de visions du monde manichéennes, de paranoïas, de discours victimaires, de recherches de boucs-émissaire, soutenus par des présupposés idéologiques qui cristallisent des idées fausses de la réalité. 

La vie familiale et citoyenne demande de la conscience et de l’esprit critique. La négation du mal ou sa banalisation sont à l’origine des violences subtiles qui minent la vie sociale. Faute d’être reconnues et transformées, faute également de la possibilité de conflits sains et constructifs, elles peuvent croître en intensité et en destructivité, jusqu’à mettre en péril la cohésion sociale. Au carrefour des enjeux de l’éducation, de la santé mentale et de la citoyenneté, la prise en compte des violences subtiles représente un enjeu fondamental pour relever les défis auxquels nous sommes et serons confrontés dans nos vies individuelles, familiales et collectives. »

Extraits de Rothenbühler Nicole, Les violences subtiles : le regard de la thérapie sociale sur la folie ordinaire, in : Coutenanceau, R., Smith, J. et al., Violences psychologiques : comprendre pour agir, 2014. Paris, Dunod.